Laïcité : interview d’Eric Tortochot
Maître de conférences, Eric Tortochot est référent Laïcité et Citoyenneté à l'Espé d'Aix-Marseille.
Définissez la laïcité en une phrase.
La Laïcité est une manière de vivre, ensemble, dans une société apaisée, fraternelle et respectueuse, la liberté de conscience que la République nous garantit, grâce à la tolérance, à l’acceptation des différences, à l’absence de discrimination et de stigmatisation des autres.
Les enseignants du XXIe siècle ont-ils besoin de laïcité ?
Les enseignants, aujourd’hui, demain, après-demain, ne pourront pas exercer sereinement, efficacement, librement, dans une société écartelée par les rejets, par l’intolérance, par les différences. Le cadre offert par l’Éducation nationale est inestimable parce qu’il permet de transmettre des savoirs en dehors de toute croyance, de tout arbitraire, de toute injonction contraire aux valeurs de la République. Un enseignant qui ne respecte pas lui-même les règles est condamné à se voir défié quotidiennement par des élèves réfractaires. Il lui faut donc agir de façon nuancée, réfléchie et tolérante s’il veut exercer dans une paix relative. Il lui faut donner la parole, entendre et modérer les débats. Il lui faut prendre la hauteur de vue qui le mettra à l’abri de la contestation et de l’opposition de principe. La mission est délicate puisqu’il doit accepter d’entendre des propos contraires à la laïcité, opposés aux valeurs de la République, équivoques et fondés sur une méconnaissance des textes, sur des rumeurs, etc. Le rôle de l’enseignant est structurant : il apporte la distance, les outils de la réflexion, les éléments nécessaires à toute dialectique. En aucun cas, il ne doit chercher à imposer son point de vue, ou celui, prétendument, de la Nation. Pour reprendre l’une des compétences professionnelles requises pour les métiers du professorat et de l’éducation : il doit agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques.
Et les élèves ?
Les élèves doivent éprouver le sentiment de liberté de pensée et de conscience qu’offre la laïcité. Pour éprouver ce sentiment, il ne suffit pas de transgresser la règle, il faut aussi l’affronter et donc la comprendre, se l’approprier. Si nous voulons que les élèves goûtent cette forme de liberté, y prennent plaisir et accordent aux autres la possibilité de la goûter également, alors nous n’avons pas d’autre choix que de les associer à nos débats, d’ouvrir nos discussions à leurs préoccupations et de leur offrir d’accéder à une véritable autonomie.
Quelle formation (initiale et continue) faudrait-il mettre en place pour aider les enseignants à adopter une posture laïque ?
Si l’on vise une compétence professionnelle fondée sur la connaissance des règles du « vivre ensemble » inhérentes à la laïcité, alors, il faut apprendre à partager les points de vue sur la question, à débattre entre professionnels de l’éducation, et à faire vivre le débat dans les classes. La formation doit être fondée sur une connaissance de l’histoire de la laïcité, en ce qu’elle a construit la société dans laquelle nous vivions. On peut dire de façon schématique que la laïcité a d’abord clivé la société française. On pourrait dire aussi que c’est parce qu’il y avait un fort clivage que la laïcité s’est imposée. Ensuite, elle a structuré, organisé la société française, au point de se fondre dans celle-ci et disparaître des débats. Aujourd’hui, pour d’autres raisons, elle resurgit, comme un élément clivant. Il faut donc sortir du schéma tant décrié de l’enseignant défenseur des règles, parangon de laïcité et maître ès-valeurs républicaines. Tous les citoyens portent ces valeurs, d’une manière ou d’une autre, parce que tous les font vivre à leur façon. Il faut observer, analyser comment ces valeurs sont vécues et comment les manières peuvent évoluer, afin de mieux partager la laïcité et en faire une valeur commune, réellement.
La Charte de la laïcité aura bientôt deux ans. Il nous semble que peu de gens s’en sont emparés. Comment peut-on la faire vivre concrètement ?
De la même façon qu’il n’y a pas de laïcité qui ne soit débattue, il n’y a pas de charte qui ne soit discutée, commentée, vécue. La charte doit être un sujet de discussion, un support d’apprentissage, un élément fondateur de compréhension de la société dans laquelle nous vivons. Il faut tout faire pour lui donner un autre rôle que celui d’une affiche placardée sur les murs. Chaque article devrait être lu en classe et commenté. Afin d’éviter les clivages, il faut que cette lecture s’appuie sur un élément de contexte, sur un exemple concret vécu par les élèves, sur un cas particulier ou plus général. Ces exemples ne doivent pas stigmatiser. S’il doit y avoir un seul support à tout ce qui fera vivre le débat dans les classes et dans les établissements, la charte est ce support.