L’école aux prises avec l’extrême droite : interview de Nicolas Lebourg

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Docteur en histoire, Nicolas Lebourg est chercheur à l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP, Fondation Jean Jaurès) et chercheur associé au Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés Méditerranéennes (CRHiSM ; Équipe d’Accueil n °2984). Il participe au programme IDREA (Internationalisation des Droites Radicales Europe Amériques) de la Maison des Sciences de l’Homme-Lorraine.

 

L’extrême droite dirige aujourd’hui 14 communes, détient 2 sièges de députés et de sénateurs, 23 de députés européens. L’augmentation du nombre d’électeurs en faveur de l’extrême droite traduit-elle un appel au secours ou une adhésion idéologique ?

L’opposition adhésion/contestation ne marche pas bien. À chaque législature, nous changeons nos législations sur l’immigration et la sécurité. C’est un effet législatif du poids du FN, et les électeurs savent utiliser leur vote comme un moyen de lobbying. On peut donc voter FN en voulant produire un infléchissement autoritaire des lois, sans forcément vouloir les cadres du FN. De même pour la question d’un appel au secours : le FN a nettement approfondi son impact interclassiste, il enregistre des scores remarquables dans des quartiers très favorisés. S’il parvient ainsi à séduire diverses cibles, c’est qu’il correspond à une demande sociale. Plus largement, il y a une envie d’extrême droite : là où le FN n’a pas pu monter une liste, on a vu des groupuscules en monter parfois, par exemple les chefs de l’ex-Oeuvre Française, dissoute par l’État en 2013 à Vénissieux, et ces listes ont fait de bons scores.

 

Quelle(s) responsabilité(s) les élites politiques françaises au pouvoir portent-elles dans la montée en puissance de l’extrême droite ou de ceux qui se proclament « anti-système » ?

À la base, la dénonciation du « système » vient de l’extrême droite allemande des années 1920. Elle est introduite dans l’extrême droite française en 1956, et l’expression devient un gimmick de l’extrême droite radicale. Mais la régularité morne de l’alternance, l’eurolibéralisme constant, le sentiment qu’existe une caste en vase clos, tout cela n’est pas issu du lepénisme. L’ensemble de la société s’interroge sur la faiblesse technique, idéologique, éthique de nos élus. Quand Marine Le Pen explique en 2013 qu’elle présiderait avec des référendums constants, passant par-dessus les corps intermédiaires et représentatifs, elle ne provoque pas de remous car il n’y a plus de légitimité... Le niveau local est miné par le clientélisme, le niveau présidentiel peut jouer les « hyper-président », le roi est quand même nu. Notre personnel politique et nos institutions sont à bout, il est logique qu’elle enfonce le coin.

 

Dans les années 1990, le FN avait tenté, sans succès, l’infiltration des corps intermédiaires en créant des syndicats. Comment analysez-vous l’émergence des collectifs tels que Marianne, Audace, Racine, avec en leur sein, pour certains, des cadres de l’Éducation nationale ?

Cela a toujours été des coquilles vides. À l’époque mégrétiste, une note disait qu’il fallait parler aux enseignants de la laïcité pour les faire changer de point de vue sur le FN. Quiconque connaît le milieu enseignant sait qu’un discours sur le mérite, le déclin de la République, la fragilité de la laïcité, la difficulté financière du salarié alors que les hyper-profits continuent, tout cela peut bien passer. Certes, le surmoi du corps enseignant fonctionne encore face au FN, preuve en est le caractère infra-groupusculaire de ces nouveaux collectifs. De plus les enseignants font partie de cet espace diplômé ou très diplômé qui en 2012 ne votait encore qu’à 8% pour le FN. Mais je doute fort qu’on ait le même taux en 2017. Soit dit en passant : je continue à penser que le vote FN, le succès de Zemmour, etc. sont aussi liés à la post-modernité : un désir de cadres alors que les individus sont atomisés dans le travail, les loisirs, la culture etc. Là, je crois que les enseignants peuvent répondre positivement à cette demande sociale, sans passer à l’extrême droite. Je prends l’exemple de la matière que je connais : l’histoire. Avec nos programmes, un lycéen qui arrive à se situer dans l’histoire de France mérite les palmes académiques. Il faudrait faire un cours d’histoire-géographie, chronologique, clairement dédié à l’explicitation de ce qu’est la France, et un autre dédié au monde. On peut répondre à l’inquiétude identitaire, aux crispations communautaires, sans que cela passe par l’autoritarisme.

 

En quoi les médias (traditionnels, mais aussi Internet et réseaux sociaux) ont-ils joué un rôle dans le développement de l’extrême droite ?

On peut certes trouver que les médias ont été très complaisants avec le storytelling de Marine Le Pen. Que ce soit sur la « dédiabolisation » ou le « FN, premier parti de France », la reprise de ses éléments de langage est confondante. Maintenant, ce qui explique le vote FN, ce n’est pas plus la faute des médias que le fait que François Mitterrand ait demandé d’inviter Jean-Marie Le Pen à la télévision. C’est une analyse faite pour se rassurer, pointant une causalité unique, maléfique, « d’en haut ». La vérité, c’est que c’est le peuple souverain qui vote FN. Il le fait en priorité dans les territoires à fort niveau d’inégalités, y récupérant des membres de toutes les classes sociales. Il le fait grâce à une dynamique culturelle : atomisation, déclinisme, dans un pays dont la culture a été structurée par l’État sur des valeurs unitaristes depuis des siècles. Il le fait en répondant à une offre politique frontiste qui parle de protection économique, sociale, culturelle du pays, alors que les autres offres politiques patinent pour le moins. Alors, bien sûr, certains polémistes, certains technocrates, se disent qu’il ne faut pas rater le train, et vont chercher à se positionner par rapport à un FN qui, en plus, manque de cadres. Mais ils ne font qu’accompagner le mouvement, ils ne le produisent pas.

 

L’École est actuellement secouée par des tensions autour du genre (ABCD de l’égalité, JRE, vigigender). On retrouve souvent à leur origine les mêmes militants que ceux de la « manif pour tous ». Quels sont leurs liens avec l’extrême droite et/ou le FN ? Comment analysez-vous ce phénomène ?

La particularité historique de l’extrême droite radicale française c’est qu’elle n’a jamais accouché d’un grand parti-milice comme en Allemagne ou en Italie. Dès l’entre-deux-guerres c’est une nébuleuse, un réseau de groupuscules qui s’interconnectent, se séparent etc. Cette forme s’est radicalisée après-guerre. Donc, dans ce type d’agit-prop, ces militants sont parfaitement à l’aise, c’est leur terrain. Ici on a des thèmes forts – vous savez, Pétain voulait être ministre de l’Éducation, dans l’espoir de mater les instituteurs communistes – et la naïveté de croire que l’on peut renouveler les réussites (l’espoir des manifestations de 1984 et 2013). On est dans le domaine du combat culturel, et l’extrême droite radicale en France n’a jamais guère servi qu’à cela, au bénéfice d’autres groupes. Mais, étant donné notre situation présente, cette agit-prop vire à la chienlit permanente. L’idée c’est quand même de faire perdre la gauche pour vingt ans.