Laïcité : interview de Jacqueline Costa-Lascoux

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Jacqueline Costa-Lascoux est une sociologue française, directrice de recherche au CNRS, chercheure associée au CEVIPOF (centre de recherches politiques de Sc. Po Paris). Ancienne présidente de la Ligue de l'enseignement, membre du Haut conseil à l’intégration jusqu'en 2012, elle a participé à la Commission Stasi, sur l'application du principe de laïcité, en 2003.

 

Pouvez-vous définir ce qu'est la laïcité ?
La laïcité se définit par l’autonomie du politique et du religieux, la séparation des Églises et de l’État. Cela signifie l’émancipation de la citoyenneté de la confession, l’indépendance de la loi civile de la loi religieuse, la neutralité du Service public : « L’État ne reconnaît, ne privilégie, ni ne salarie aucun culte » (loi du 9 décembre 1905).

C’est un principe clair et cohérent, dont les applications sont multiples et complexes, parce que les revendications religieuses sont plurielles. Vouloir discréditer le concept au nom de la diversité de ses applications sous-entend que la laïcité serait une notion floue. C’est une absurdité et une méconnaissance de ce qu’est un droit démocratique, dont la jurisprudence ne saurait être un listing préétabli, un « catéchisme », de permis et d’interdits. La laïcité reposant sur l’égale dignité des personnes, la pluralité des expressions du religieux oblige à organiser la conciliation, la compatibilité des libertés, telle que la définit la Cour européenne des droits de l’Homme.

Quatre idées fausses sont couramment répandues. La laïcité serait une « exception française », un mot intraduisible. Historiquement, elle est une « antériorité française » comme le Déclaration de 1789 pour les droits de l’Homme, la démocratie à Athènes ou l’habeas corpus en Angleterre. Une idée naît dans un pays et a vocation ou non à devenir universelle. Quant au mot lui-même, il est d’origine grecque (laos – le peuple, distinct des clercs), utilisé comme adjectif depuis le Moyen-Âge et adopté en tant que concept de la philosophie politique à la fin du XIXe siècle.

En deuxième lieu, la laïcité serait la négation du religieux, un athéisme déguisé. Or, le fondement même de la laïcité est la liberté de conscience, celle de croire, ne pas croire et de changer de religion; il n’y a ni crime de blasphème ni d’apostasie en droit français, ni religion officielle ni « religions établies ». Quant à la création législative, réglementaire et jurisprudentielle, pour faire droit aux demandes exprimées au nom des libertés de conscience et de culte, elle est particulièrement abondante.

En troisième lieu, la laïcité discriminerait les cultes récemment implantés en France, notamment l’Islam. En droit, depuis la loi de 1905, les cultes sont soumis aux mêmes règles. Les plus anciens bénéficient, certes, d’un patrimoine existant, mais c’est un patrimoine culturel commun, accessible à tous. Les religions implantées ces dernières décennies ne peuvent se prévaloir d’une aide de l’État pour construire un nouveau lieu de culte, mais celui-ci peut bénéficier d’un bail emphytéotique (99 ans avec un loyer symbolique) et, une fois construit, il peut être rénové s’il est agréé comme patrimoine (à l’instar de la Grande mosquée de Paris). Par ailleurs, les associations culturelles sont en droit de recevoir des subventions publiques. L’exemple du bouddhisme est éclairant : près d’un millier de pagodes, des monastères, des aumôneries, une émission de télévision sur la chaîne publique... ont été créés en application des règles de la laïcité, avec l’argent des fidèles et l’accord de l’environnement (enquête de voisinage, invitation des riverains aux fêtes). Lorsque des refus discriminatoires sont opposés à des demandes légitimes, ce n’est pas la laïcité qui est en cause, c’est la discrimination ou le racisme qu’il s’agit de condamner en tant que tel. Les laïques ont le devoir d’être exemplaires dans la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie.

En quatrième lieu, pour répondre aux évolutions de nos sociétés, la laïcité devrait se faire « positive », « ouverte ». Pourquoi ce pléonasme? La laïcité est, en elle-même, porteuse de liberté et de pluralisme, contrairement aux dogmes qui se prétendent absolus et exclusifs. Pour ceux qui viennent de sociétés théocratiques, la séparation du religieux et du politique n’est pas immédiatement intelligible. De même, la condition de minoritaire au sein d’une population qui, majoritairement, ne partage pas votre foi, est souvent vécue comme une non-reconnaissance voire comme une discrimination.
La laïcité est une avancée de la démocratie, qui requiert l’esprit critique et l’exercice de la raison, la liberté de la science et de la création artistique, sans censure ni interdit. Cette liberté dérange inévitablement ceux qui ont besoin d’une pensée dogmatique pour se sentir exister. 

 

Comment vous êtes-vous intéressée à la question de la laïcité ?
Je suis née dans une famille dont l’arrière-grand-père a été membre de la Commune de Paris et artisan de la laïcité, proche de Jaurès. Mon père était athée, sa sœur religieuse. Une cousine s’est convertie au judaïsme, une autre, est musulmane. Mon père et mes oncles ont tous été résistants, ma mère parmi les Justes. Mon frère a refusé de faire la guerre en Algérie et s’est impliqué dans l’aide aux militants de l’Indépendance. J’ai connu la brutalité de la Corpo, créée par Jean-Marie Le Pen, alors que je faisais circuler des pétitions contre la torture… Éduquée dans une culture de la liberté, j’ai appris la solidarité dans l’action collective. Cela suppose l’ouverture aux autres et la connaissance de la diversité, y compris celle des religions : j’ai étudié le droit musulman et l’anthropologie religieuse.

Les attaques récentes contre les « laïcards », par des personnes qui vivent dans des pensées formatées, « les assis » disait Rimbaud, relèvent du « politiquement correct » actuel. Plus gravement, elles tentent de justifier des traditions anachroniques et s’accompagnent d’une attitude condescendante à l’égard des « jeunes des quartiers », en les enfermant dans la victimisation, sous prétexte de reconnaître leur différence. C’est ce que j’appelle la « jouissance du paternalisme néocolonial ».
C’est avec beaucoup d’étonnement, que j’écoute ces diatribes contre la laïcité. Celles-ci jouent sur la confusion et l’ignorance, et elles méprisent ceux qui, ici ou de l’autre côté des mers, se battent pour l’autonomie du politique vis-à-vis du religieux, comme la réalisatrice du film tunisien La laïcité, Inch Allah, comme Kamel Daoud ou Aliaa Elmahdy. Face à l’adversité, j’ai alors repris le chemin de la laïcité pour débattre dans les régions et dans les milieux les plus divers. 

 

Vous avez participé à la commission Stasi qui préconisait l’adoption d’une loi sur les signes religieux à l’école. Selon vous, quels sont aujourd’hui les résultats de sa mise en œuvre ?
Lorsque les vingt membres de la commission Stasi se sont réunis pour la première fois, en 2003, un seul d’entre nous envisageait un projet de loi. Nous étions sur l’idée d’une charte non contraignante. Mais, au fur et à mesure des auditions (140, dont plus d’une centaine publiques et retransmises sur Public Sénat), nous avons changé d’avis.

Nous n’imaginions pas les situations relatées. Les chefs d’établissements et les enseignants, les directeurs d’hôpitaux, de l’administration pénitentiaire, les syndicats, les élus racontaient les atteintes aux libertés, le racisme et l’antisémitisme, le sexisme. Ils disaient aussi leur désarroi.

Pour réunir un maximum d’avis, nous avons entendu les dignitaires des principales religions, des associations, des représentants lycéens et des jeunes filles voilées, nous avons travaillé avec des lycéens de Rabat, de Tunis, de Beyrouth, d’Ankara, de Prague et de lycées français. Une délégation de la Commission est allée à Berlin, Rome, Londres, La Haye, pour recueillir des visions différentes. À La Haye, les autorités ont expliqué leur vif intérêt pour la Commission Stasi et pourquoi ils abandonnaient leur politique «d’émancipation des minorités», qui avait échoué.

Il est curieux que les médias n’aient pas témoigné de tout cela, réduisant le débat à un «pour ou contre le voile à l’École». Les discussions internes à la commission se sont poursuivies, jusqu’à la dernière minute, sur la proposition de loi relative au port ostensible de signes religieux à l’École; la seule personne de la Commission qui ait déclaré s’être abstenue, était absente au moment du vote.

La Loi de mars 2004, qui a été validée par la Cour européenne des droits de l’Homme, a affirmé plusieurs principes :

- le droit des élèves à l’expression y compris religieuse ;

- le respect des obligations scolaires (pour éviter le refus de certains cours ou contenus d’enseignement);

- l’interdiction des signes ostensibles (portés pour manifester et faire pression), les signes discrets étant autorisés ;

- l’obligation avant toute décision d’exclusion de rechercher une conciliation ;

- le droit à l’enseignement par correspondance pour l’élève qui serait exclu.


La Loi de 2004 est aujourd’hui citée comme un exemple d’effectivité législative. Le nombre des exclusions pour port ostensible de signes religieux s’est amenuisé de 47, la première année, à quelques unités, sur plus de onze millions d’élèves. La loi a parfaitement rempli son rôle pédagogique et de prévention, des milliers de conciliations ont permis de renouer des liens avec des élèves et leurs parents. Les chefs d’établissement parlent volontiers d’apaisement.

Ces dernières années, pourtant, de nouvelles tensions sur la religion ont surgi. L’influence des réseaux sociaux, la diffusion par les médias d’évènements impliquant la religion, ont avivé des comportements d’antisémitisme, de sexisme, d’homophobie, le rejet par certains de la culture scolaire. On se souvient de la journée du retrait à partir du programme L’ABC de l’égalité et, plus grave, de «l’après Charlie». Ce sont les conflits du monde et le renouveau des intégrismes qui ébranlent l’école. Les enseignants sont désemparés face à des expressions et des pratiques intégristes, qui instrumentalisent le religieux à propos de tout et n’importe quoi.

 

Vous intervenez au sein des établissements scolaires : que dites-vous aux jeunes ? Que répondez-vous à leurs revendications identitaires croissantes ?
La démarche laïque consiste à partir de leur perception des choses, de leurs attentes, de leurs critiques ou de leurs incompréhensions, pour leur apporter des informations, des définitions, un contexte historique, et ouvrir le débat. Il s’agit aussi de favoriser leur libre expression : écrire un poème, dessiner une affiche, faire du théâtre forum, monter une émission de radio, avec l’aide de professionnels. Le programme « Jeunes pour l’égalité » les invite à relier la laïcité à la liberté d’expression, à la pluralité des convictions, au respect de la liberté de conscience des autres, à l’égalité et notamment à l’égalité filles/garçons.

Les obstacles ne sont pas faciles à lever. Nombre d’adolescents sont très conformistes, pour des raisons identitaires, respectueux de ce qui est « écrit dans Le livre » ou de la tradition familiale « Çà s’est toujours fait, c’est comme çà ! » Ils essentialisent les différences ethniques, sexuelles, religieuses. Ils usent abondamment de clichés. Ils vivent dans le repli communautaire pour se protéger contre « l’humiliation » qu’ils disent subir.

Alors, pour les sortir de cet enfermement identitaire et communautaire, je tente le décentrement et la distanciation. L’idée est d’arriver à ce qu’ils s’autorisent à penser par eux-mêmes, à retrouver un « je » autonome. Cela passe nécessairement par la critique des stéréotypes… en utilisant aussi l’humour, par l’analyse de textes, de situations, d’illustrations, dont ils doivent deviner l’époque et, éventuellement, les auteurs. Découvrir que le Coran reprend la formule du premier théologien de la chrétienté, Tertullien (né en 155 après J.C.), qui vantait la pudeur des femmes et leur prescrivait le port du voile pour « couvrir la chevelure, les épaules et la gorge », que cela ressemble à des pratiques prônées par des juifs orthodoxes et que l’injonction de la virginité au mariage est, aussi, inscrite dans les programmes du Tea party américain…

Tout cela les conduit à réfléchir à ce qu’ils pensent être une originalité culturelle alors que tous les intégrismes convergent vers une même police des moeurs. Faire un tableau comparatif des prescriptions (vestimentaires, alimentaires, sexuelles, festives…) imposées au nom de la religion et des libertés ouvertes par la laïcité est particulièrement éclairant. Et il l’est encore plus, lorsqu’on le rapporte à la conquête des libertés, avec le prix qui a été payé pour développer les droits et libertés. 

Mais il convient de différencier le spirituel de la liste des interdits qui relèvent des visions réactionnaires qui traversent toutes les religions et toutes les sociétés.

De même, mettre chacun devant les conséquences de ses paroles et de ses actes, engage à une éthique de la responsabilité : le slogan « c’est mon choix, c’est ma foi, c’est mon droit » n’a guère de légitimité, par ignorance des autres et, par exemple, lorsque le ou la camarade de classe ou de travail, a fui des persécutions religieuses, a obtenu l’asile et ne veut pas revivre ces moments douloureux, ici en France. Nombre de femmes notamment ont été arrêtées dans leur pays par « la police du mauvais voile », ou parce qu’elles ont eu des relations amoureuses hors mariage, sans parler des militantes qui ont été emprisonnées et torturées. Ce n’est pas du racisme que de rappeler ces faits.

Il est important de dire aux jeunes que leur foi leur appartient, qu’elle est digne de respect, mais que les pratiques visibles et ostentatoires dans l’espace public interrogent nécessairement le vivre ensemble et que tous les lieux ne se valent pas - l’école n’est pas la place du marché ! Par ailleurs, on ne peut pas reprocher aux passants de regarder le voile qui ressemble à l’uniforme imposé à des jeunes filles par Boko Haram, signe de l’esclavage sexuel, ni de réagir à des revendications qui renforcent des formes de ségrégation entre homme et femme (par exemple, refuser de serrer la main).

Autrement dit, il s’agit de travailler ensemble sur ce qui est commun au lieu d’accentuer les différences. L’immense majorité de nos concitoyens veulent vivre en paix ; certains ont fait des milliers de kilomètres pour vivre dans un pays laïque. Alors, pourquoi ne pas avoir expliqué aux adolescents qui n’ont pas voulu dire « Je suis Charlie », qu’il ne s’agissait pas de s’identifier ni même d’apprécier le style des caricatures de Charlie Hebdo, mais d’affirmer la liberté d’expression et notre solidarité à l’égard de ceux qui en meurent ? Les enseignants ont tous les moyens intellectuels pour aider les jeunes à se libérer de la « servitude volontaire ».