140 ans d’École publique : une histoire d’avenir

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L’École de la République est souvent associée à trois priorités : lire, écrire, compter. Est-ce exact ?
Claude Lelièvre : Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette légende qui attribue à Jules Ferry une fixation sur le lire-écrire-compter, alors qu’il n’a cessé de lutter en sens contraire. Discours de Jules Ferry au Congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881 : Pourquoi tous ces « accessoires » que nous groupons autour de l’enseignement traditionnel du « lire, écrire, compter » : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale ? Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau.
 
Est-ce à dire que Jules Ferry était un pédago ?
C. L. : Eh bien oui ! Jules Ferry, dans son discours au Congrès pédagogique des inspecteurs primaires du 2 avril 1880 disait : Nous voulons des éducateurs ! Est-ce là être trop ambitieux ? Non. Et je n’en veux pour preuve que la direction actuelle de la pédagogie, que ces méthodes nouvelles qui consistent, non plus à dicter comme un arrêt la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver ; qui se proposent avant tout d’exciter la spontanéité de l’enfant, pour en diriger le développement normal au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites auxquelles il n’entend rien, au lieu de l’enfermer dans des formules dont il ne retire que de l’ennui.
 
Cette École avait-elle pour mission d’être démocratique ? Plus précisément, tous les enfants vivant sur le territoire national étaient-ils également enseignés ?
C. L. : Comme le dit Ferdinand Buisson (placé par Jules Ferry à la tête de l’Enseignement primaire, où il resta 17 ans) lorsqu’il devient radical-socialiste au début du XX° siècle : Gratuité, obligation, laïcité, il fallait commencer par là. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons plus feindre de ne pas voir que notre société, malgré son apparence démocratique, divise, dès leur naissance, les enfants de la nation en deux catégories qu’elle traite différemment. D’une part, cinq millions d’enfants d’ouvriers, de paysans, de travailleurs manuels à qui elle offre l’instruction primaire élémentaire gratuite qui se termine à treize ans […]. D’autre part, trois cent mille enfants qui continueront de longues et belles études toujours payantes et acquerront ainsi la certitude d’être l’élite de la société de demain.[…] Nous avons, pour masquer cette différence, imaginé le système des bourses.
L’École est aussi divisée selon le genre, elle n’est pas mixte. Les filles ne peuvent avoir accès à la préparation au baccalauréat (passeport pour l’université). Et, même si Jules Ferry tient à ce qu’il y ait une certaine scolarisation pour les petits arabes en Algérie (contrairement à la plupart des colons qui n’en veulent pas), la règle générale est la rareté de la scolarisation dans ce qu’on appelait alors les colonies.
 
Le rôle d’ascenseur social est parfois assigné à l’École ; Jules Ferry partageait-il cette préoccupation ?
C. L. : Cette École, divisée selon les origines sociales ou le sexe (sans compter les cas particuliers des colonies), n’est nullement préoccupée par un souci d’ascenseur social. Pour Jules Ferry, la question de l’égalité se résume à celle de l’égalité juridique, mais ne vise nullement celle des conditions ou des parcours. Rien à voir avec une préoccupation d’ascenseur social.
 
L’avis du SE-Unsa

Les lois Ferry ont puissamment contribué à rendre les enseignements accessibles, dans un espace éducatif laïque, pour une jeunesse qui en était souvent éloignée. Cela a rendu possible l’enracinement de la République dans notre pays. Mais nul besoin, au SE-Unsa, de célébrer les 140 ans de l’École publique en poursuivant le mirage d’un paradis perdu. La réaffirmation d’un régime politique de libertés demande que notre École réponde sans atermoiements aux enjeux scolaires d’aujourd’hui, notamment en s’engageant pour la mixité sociale et dans la lutte contre les inégalités afin de ne plus laisser de place aux injustices qui façonnent les destins individuels et notre destin collectif. Oui, l’échec scolaire persistant des élèves issus des milieux les plus modestes, maintes fois révélé par les enquêtes nationales et internationales, est un danger majeur dans un contexte politique plus préoccupant que jamais sous la Ve République. Le SE-Unsa s’engage dans la voie du sursaut démocratique qui passera par une nouvelle étape de la démocratisation scolaire.

Claude Lelièvre est professeur honoraire d’histoire de l’éducation, spécialiste de l’histoire des politiques scolaires. Son dernier livre, L’école d’aujourd’hui à la lumière de l’histoire soumet la mythologie scolaire à l’épreuve des faits et traite pêle-mêle des sujets parfois polémiques et souvent mal compris, tels que la laïcité, l’égalité des chances, les fondamentaux…