Ce n’est pas une laïcité apaisée que nous voulons, mais une laïcité qui apaise

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Nous reproduisons ici un article également disponible sur le site du SE-Unsa de Versailles et proposant une critique argumentée du livre de Jean Baubérot Petit manuel pour une laïcité apaisée à l’usage des enseignants, des élèves et de leurs parents, Paris, éditions La Découverte, 2016.
 
Trop souvent, on aime à parler et à débattre de livres que l’on n’a pas lus. On se contente d’avis parus dans la presse ou de jugements rapides découverts sur des réseaux sociaux. Il suffit de quelques bonnes appréciations pour se persuader d’avoir un avis définitif sur la question. Au mieux, on reprend des arguments, au pire, on se contente d’accompagner le mouvement, dans un large copier/coller censé illustrer la pertinence de l’avis initial. L’accueil reçu par le Petit manuel pour une laïcité apaisée nous semble une illustration de ce mode de fonctionnement aujourd’hui si présent. Beaucoup de recensions sont positives, beaucoup d’avis élogieux (alors même que le livre était à peine paru) nous sont parvenus, comme si forcément ce livre comblait un trou, comme s’il élevait, ne serait que par son titre, le débat actuel sur la laïcité. Ce petit manuel a de prime abord tout pour nous plaire : il est écrit par un cercle d’enseignant.e.s laïques sous la houlette d’un spécialiste de la question, Jean Baubérot. Il se présente comme un guide accessible, et comme l’indique le sous-titre, il se veut à « l’usage des enseignants, des élèves et de leurs parents ». Dans sa construction même, autour de deux grandes parties, analyses et pratiques, il nous semblait correspondre à nos attentes. La laïcité est en effet un des principes essentiels que nous défendons au SE-Unsa. Donc, nous l’avons lu avec intérêt. Mais nous ne l’avons pas aimé.
 
Une histoire pas si neutre
 
La première partie de l’ouvrage, appelée « analyses » donne à voir ce qu’est réellement la laïcité, à la fois dans l’ensemble de la société et dans le milieu scolaire. Comme le disent les auteur.e.s, il est essentiel de bien comprendre la construction historique de ce principe, les hésitations, les cheminements qui ont abouti à la mise en pratique des règles laïques à l’école. À plusieurs reprises, il est affirmé que l’histoire de la laïcité est mal connue. Mais déjà sur ce point, le livre manque son objectif : en effet, de nombreux débats complexes sont abordés dès les premières pages, et on risque de se perdre dans les méandres de ce sujet. On aurait préféré un historique clair et précis sur les évolutions depuis la fin du XIXème siècle. Ce n’est pas du tout le cas. On conseillera à ce sujet le petit Que sais-je ? de Jean Baubérot sur l’Histoire de la laïcité en France, qui est une excellente synthèse.
Cette première partie est finalement déconcertante et elle vise à affirmer que la laïcité doit obligatoirement être apaisée, qu’elle doit s’inscrire dans une neutralité scolaire dont les auteur.e.s se font les avocats. Cette mise en perspective n’a donc que ce but : affirmer qu’aujourd’hui la laïcité a été dévoyée à l’école, contrairement aux idées initiales. À l’appui, on trouve donc de nombreuses références piochées dans l’histoire. Nous n’en signalerons qu’une seule, illustration parfaite de la méthode employée dans l’ouvrage : un long extrait d’un article de Jaurès paru en 1908 est cité. Les extraits montrent que le socialiste, lui-même à l’initiative avec d’autres de la loi de 1905, a une vision pacifiée, neutre de la laïcité à l’école. Si même Jaurès pensait cela, vous comprendrez aisément que oui il faut une laïcité apaisée.
Le hic, c’est que cet article (mal référencé d’ailleurs au passage dans le livre) dit exactement le contraire ! Certes, les citations choisies laissent penser que Jaurès avait cette vision, mais c’est mal connaître le mode de fonctionnement du leader socialiste : dans ses articles, il énonce longuement, discute, argumente et reprend ensuite l’argumentation pour affirmer son avis. Si on gomme l’essentiel (ce que font ici les auteur.e.s du livre) on peut faire dire tout et son contraire au grand socialiste. Non, Jaurès n’est pas pour la neutralité scolaire, puisqu’il affirme dans le même article qu’il n’y a rien de neutre, hormis le néant ! S’il fut un partisan de la loi de compromis de 1905, il ne faudrait pas lui faire dire pour autant n’importe quoi à ce sujet.
Mais on peut faire d’autres critiques. Pour les auteur.e.s, il importe de mentionner leur expérience de terrain. À ce titre, le livre précise que beaucoup d’entre eux ont enseigné en Seine-Saint-Denis, et que c’est à partir de cette expérience, qu’ils ont réalisé ce manuel. Le procédé est simple : puisque les enseignant.e.s ont exercé dans ce département, leur parole est plus audible. Mais la laïcité à l’école ne concerne-t-elle que le 93 ? Pas l’académie de Versailles, Toulouse ou Brest ? Pourquoi les problèmes liés à ce principe ne concerneraient-ils pas l’ensemble du territoire ? Il y a là un tropisme et une évidence que nous avons du mal à comprendre pour notre part. Enseigner dans tel ou tel département ne donne pas droit à un passeport pour parler de la laïcité.
 
S'interroger sur les buts de ce manuel
 
Dans une seconde partie, des cas pratiques sont abordés. On trouve plusieurs pages très intéressantes sur la mise en pratique pédagogique de la Charte de laïcité dans les écoles par exemple. C’est indéniable, et c’est pourquoi on pourra lire ce chapitre avec intérêt. Mais là encore l’idée des auteur.e.s est autre. Le but à peine caché est de démontrer que la loi de 2004 sur l’interdiction des signes ostentatoires à l’école va à l’encontre des principes réels de la laïcité, et qu’elle est destinée à exclure les élèves musulmanes voilées des établissements scolaires. Il faut donc pour eux revenir sur cette loi et construire une laïcité apaisée où tout le monde serait accepté à l’école. Pour démontrer cela, on comprend mieux pourquoi il faut à la fois convoquer l’histoire, de grands ancêtres, et affirmer qu’on a une bonne connaissance du terrain, dans le 93 ou ailleurs. On peut toujours discuter de cette loi de 2004, mais quoi qu’il en soit, elle a permis de réaffirmer la laïcité dans les écoles. Les auteur.e.s soulignent d’ailleurs qu’ils n’étaient pas en poste avant l’application de cette loi, ce qui explique peut-être leur propre vision assez étonnante sur ce point ?
Du coup, on affirme que la laïcité actuelle serait trop centrée sur l’Islam et serait discriminatoire. Pour confirmer cela, ne sont cités que des auteurs qui vont dans leur sens, raccourci bien dommageable lorsque le livre se présente comme un manuel. Pour renforcer encore l’argumentation, ils prennent également des exemples récents d’atteinte aux principes laïques, que l’on aurait tolérés, venant des milieux chrétiens comme lors de l’affaire des ABCD de l’égalité : on reste perplexe sur ce point, car selon les auteurs, il n’y aurait eu que les associations catholiques intégristes à l’œuvre. Nous ne savons pas ce qu’il en est dans le 93, mais ailleurs, c’est tout un ensemble bien plus complexe d’associations rétrogrades qui sont intervenues. Il est indéniable que des groupes musulmans ont agi aussi, souvent de manière très concerté d’ailleurs. Pourquoi le nier, comme le font les auteur.e.s de l’ouvrage ? Mais on a bien compris ce qu’il faut avant tout : la laïcité doit être maintenant apaisée en faveur de l’Islam, pas d’autres religions (puisque cela semble être déjà le cas selon les auteur.es.). C’est une autre limite de l’ouvrage : pourquoi focaliser sur la religion musulmane en considérant que la laïcité aujourd’hui serait avant tout un principe contre les croyants de cette religion ? Y-t-a-il vraiment une différence de traitement entre les religions dans nos principes laïques actuels ? Faut-il dès lors revoir entièrement la définition de la laïcité ? Il nous semble au contraire essentiel de défendre des principes à l’encontre de tous ceux qui sous prétexte de religion, veulent donner davantage de rôle à leurs croyances dans la vie publique, peu importe la religion.
Mais là encore, le but semble ailleurs pour ce manuel. Il faut essayer de prouver que le dispositif législatif actuel contredit la loi de 1905, et qu’en conséquence la religion musulmane est discriminée. On le voit ainsi dans les références utilisées par les auteur.e.s comme le livre de Pierre Tévanian à propos des jeunes lycéennes voilées, qui est repris longuement et qui décrit une situation bien éloignée de la réalité de l’époque dans les lycées mentionnés (l’auteur de ces lignes, lui aussi enseignant de terrain, exerçait dans l’un d’entre eux à cette période). On signalera enfin que les auteur.e.s du manuel ont d'abord appartenu, avant de prendre le nom de cercle des enseignant.e.s laïques, à un collectif qui milite en faveur de l'abrogation de la loi de 2004, le CEAL. Ce changement de nom est signifiant, indéniablement.
 
Qu'est-ce que la laïcité pour nous ?
 
On le voit donc, et cela nous semble le plus important, le contenu du livre ne correspond pas au titre : il ne s’agit ni d’un manuel, ni d’une lecture apaisée de la laïcité. Que l’on se comprenne bien, les auteur.e.s, tout comme Baubérot, ont le droit d’affirmer ce que devrait être à leurs yeux le principe de laïcité ou critiquer le dispositif législatif de 2004, le tout dans les limites d’un débat démocratique. Cela ne fait aucun doute. Ce n’est pas cela qui est en jeu ici : il s’agit davantage de faire croire que ce livre est ce qu’il n’est pas.
Il ne s’agit ni d’un manuel pratique, ni d’un recueil de conseils applicables à la lettre. C’est un livre d’opinion qui offre une vision connotée de la laïcité, c’est en cela que nous critiquons le contenu, mais aussi la réception de l’ouvrage, car bien souvent, on a présenté ce livre comme un manuel utile, dépourvu d’intentions particulières. Cela s’inscrit dans un débat actuel où l’on peine à affirmer des principes simples, fédérateurs et constructifs à propos de la laïcité.
Dans ce débat, le SE-UNSA et l’UNSA éducation ont toujours eu à cœur de défendre une vision démocratique, avec des principes forts, où la laïcité n’est ni discriminante ni injuste. Ce n’est pas d’une laïcité apaisée que nous voulons, mais d’une laïcité qui apaise. Cela n’est pas la même chose ! Oui, il faut débattre encore aujourd’hui de la laïcité, mieux connaître son histoire et son actualité, mais certainement pas au prix de raccourcis et de positionnements opposés à sa nature même.
 
Pour aller plus loin :
 
  • Le SE-UNSA a publié un guide  Et si on parlait Laïcité...  à l’occasion du 110e anniversaire de la loi de 1905. On y lira plusieurs mises au point et entretiens sur ce sujet. Vous pouvez nous demander par courriel un exemplaire papier de ce petit guide, n'hésitez pas !
  • L’UNSA éducation a publié un numéro de Questions de société sur  La Morale laïque
  • L’Observatoire de la laïcité a publié en octobre 2016 un guide très pratique  Libertés et interdits dans le cadre laïque